Je ne suis pas un chercheur mais plutôt un sujet de recherche ! Mon expérience pratique, en matière de maladie héréditaire, me permet cependant de livrer mes commentaires et mon opinion. En effet, je suis le père d’une fille de 18 ans qui est atteinte de tyrosinémie héréditaire type I. Née en décembre 1979, elle subissait en septembre 1990 une greffe du foie. De plus, je suis président du Groupe aide aux enfants tyrosinémiques du Québec (GAETQ), qui existe légalement depuis mars 1989. Le GAETQ est partenaire de recherche du Groupe de recherche en génétique et éthique du Québec (GÉNÉTHIQ) depuis 1992. J’enseigne au Cégep de Chicoutimi au programme d’inhalothérapie et d’anesthésie.
Depuis les trente dernières années, la recherche a privilégié la tyrosinémie. De maladie mortelle qu’elle était, nos enfants ont maintenant une qualité de vie très acceptable. On a des tests diagnostiques, des médicaments pour son traitement et le test de porteur. Actuellement, on ne pose plus la question de la viabilité de l’enfant ; on le traite et tente de prévenir les complications. On s’interroge plutôt sur l’avenir, on se questionne sur le dépistage des porteurs. Doit-on oui ou non favoriser cette démarche ?
En 1979, lors de la naissance de notre fille, la tyrosinémie avait été identifié depuis quatorze ans. Le docteur Jean Larochelle, pédiatre à l’Hôpital de Chicoutimi, l’avait décrite en 1965. Pourtant, elle nous était inconnue. Nous connaissions certaines maladies héréditaires comme la fibrose kystique, la dystrophie musculaire, mais pas la tyrosinémie. Nous connaissions de l’hérédité et la loi de Mendel que l’on nous enseignait dans le cours de biologie du secondaire V : les yeux bleus, les cheveux bruns etc. À la blague, j’avais gagé que les yeux de mon enfant seraient bleus, et j’ai gagné ! Personne, que ce soit au secondaire, au collège ou dans les cours de préparation au mariage, n’avait abordé l’hérédité sous le couvert de la maladie. J’étais porteur, ainsi que mon épouse, du gène récessif de la tyrosinémie. Nous étions porteurs et nous n’en savions rien. Pourtant, quelques 125 enfants étaient décédés de cette maladie héréditaire depuis qu’on l’avait identifiée. Je suis probablement porteur de cinq ou six autres gènes déficients, je ne le sais pas ; je n’ai pas eu de test de dépistage. Nous en sommes donc ignorants, sauf pour la tyrosinémie.
LA TYROSINÉMIE AU QUOTIDIEN
Reportons-nous en janvier 1980, c’est l’annonce du diagnostic : un enfant de trois semaines en pleine santé et pesant neuf livres et trois onces est malade. Elle a la tyrosinémie. Immédiatement, c’est l’hospitalisation, la rencontre avec le pédiatre. Elle souffre d’une maladie mortelle. Il lui faut une diète, oui, mais comment procéder ? On commence avec un lait de type spécial (formule 3200AB) fourni par l’hôpital. Les boires sont une corvée, le lait sent et goûte l’eau de patate bouillie et ses urines sentent le choux bouillis. Elle déteste son lait. Quand vient le temps de passer à la nourriture solide, encore des problèmes : elle n’aime pas les morceaux, mais pis encore, on est restreint dans le choix des aliments. Il faut user d’inventivité pour préparer les repas.
Elle peut manger des pommes de terres :donc elle en mange : pilées, rissolées, rôties dans le beurre, au four, frites, on fait même des beignets aux patates. Elle peut manger des fruits, donc elle en mange sous toutes formes et textures ! Elle a droit à un groupe et demi du guide alimentaire canadien, soit le pain et les céréales, les fruits et légumes, sans les légumineuses.
Après quelques mois, on s’organise, on récupère. Le choc du diagnostic nous laisse encore abasourdis. Nous n’avons pas le temps de comprendre ou d’accepter notre réalité, il nous faut composer rapidement, puisque le compte à rebours est en marche. La survie est mince. Notre enfant risque de mourir rapidement. D’ailleurs, en mai 1981, notre fille n’a que 18 mois, elle fait une crise hépatique et une crise neurologique, elle cesse de manger, elle cesse de marcher. Il faut attendre. Le docteur Larochelle la traite du mieux qu’il peut, on attend. Elle s’en sort. Comment ? On ne sait trop ! Elle grandit et les difficultés aussi. On ne peut se permettre de répit.
Au stress des crises et des repas s’ajoute celui des examens sanguins. À chaque mois, on a un contrôle. Le médecin surveille les alpha-fœtoprotéines, la tyrosine, le succynilacétone, le calcium, le fer… Après chaque prise de sang, c’est le cauchemar des résultats. Souvent il faut réajuster la diète à la baisse. Mais comment diminuer l’apport de tyrosine et de phénylalanine ? Souvent la commande est impossible. L’enfant pleure et elle a faim.
En 1990, c’est la greffe. Ça se complique un peu plus au point de vue émotif et économique. La greffe garantit 86% de réussite, mais la statistique médicale est vicieuse… : quand on est parmi les autres 14%, on est mort ! Donc pour les parents c’est 100% de perte ou 100% de gain ; il n’y a pas de zone grise.
La peur de perdre notre fille est énorme. Par chance, tout se déroule bien, et après 28 jours on est de retour à la maison. Nous avons cependant un problème important. Ni l’un ni l’autre de notre couple n’a la force de retourner au travail. L’employeur est pourtant sans merci. Il faut obtenir un congé maladie. Le hic, c’est que nous ne sommes pas malades, c’est notre fille qui l’est. On doit donc se résigner à consulter un psychiatre qui accepte de nous donner un congé pour « dépression situationnelle ». C’est très gênant et difficile à accepter. Mais il nous faut faire ce qu’il faut !
Il faut réaménager la chambre de notre fille pour diminuer la poussière et le risque d’infection et aussi prévoir un nouveau fauteuil pour elle au salon. Son année scolaire est compromise, mais grâce à la commission scolaire, un professeur vient à la maison et notre fille réussit sa cinquième année, malgré une absence de quatre mois de l’école.
Le suivi post-greffe est complexe et strict. Pendant l’automne 1990, on se rend cinq fois à l’Hôpital Sainte-Justine. Par chance, la fondation Mission Air (Hope Air) nous fournit des vols gratuits. Par la suite nous nous rendons à Montréal en automobile. Ce qui représente trois journées : une perte de jours d’école pour notre fille et de congés maladie pour nous, parents.
Nous sommes perturbés. Nous avons eu un seul enfant au lieu des quatre que l’on planifiait ! Il y a la vie au quotidien et le stress du rejet. Chaque mois, Notre fille doit subir des prises de sang et chaque fois, c’est encore le stress des résultats. On ne peut pas oublier. La greffe, c’est aussi des médicaments trois fois par jour avec leurs effets secondaires. Ça ne finira jamais !
L’INFORMATION
Aujourd’hui, 1998, l’information sur la génétique et l’hérédité est devenue une préoccupation importante. Au Saguenay-Lac-Saint-Jean (SLSJ), Coramh (Corporation de recherche et d’action sur les maladies héréditaires) fait beaucoup en ce domaine par son programme d’information. Il rencontre des jeunes, des organismes ; il informe. Aussi, les centres hospitaliers ont un ou des conseillers en génétique ; les médias avec les téléthons, font un travail de collecte de fonds, mais aussi un travail d’information ; les parents se regroupent en association, participent aux discussions, à l’avancement de la science et ils exigent des redevances.
Pour les membres du GAETQ, la tyrosinémie revêt un aspect bien différent de celui des professionnels de la santé. Elle porte un nom distinct soit, Hélène, Sophie, Janick, Simon, Samuel et 42 autres prénoms d’enfants, vivants! Elle s’appelle aussi Marie-Pierre, Roberto, Marie-Laurence, Stéphanie, Gabriel et quelque 120 autres enfants qui sont maintenant décédés. Quand on nomme ainsi cette maladie notre point de vue devient très différent ! Il prend forme et vient chercher les sentiments les plus profonds.
Le contexte de technologie médicale dans lequel nous évoluons fait, qu’aujourd’hui, la loi de la sélection naturelle n’opère presque plus. Il est éthiquement intolérable d’accepter le décès d’un enfant naissant avec une déficience génétique. Les médicaments, les traitements et les tests diagnostics ont été mis au point pour sauver, pour guérir, pour prévenir. Mais vaut-il mieux prévenir que guérir ?
Les maladies héréditaires sont des affections difficiles à prévoir. Tantôt elles sont de type dominant et très souvent elles sont de type récessif, ce côté sournois en fait un ennemi imprévisible et impitoyable. La majorité d’entre elles s’expriment de façon différente d’une personne à une autre. La tyrosinémie n’y fait pas exception. Certains enfants décèdent en bas âge, même avec les meilleurs traitements; d’autres peuvent avoir une vie acceptable avec un minimum d’intervention.
La tyrosinémie est aujourd’hui bien documentée. Son diagnostic et son traitement sont très sophistiqués. Nous avons le dépistage prénatal avec l’amniocentèse ; le NTBC qui fait ses preuves ; la diète et son casse-tête pour les parents ; la greffe hépatique avec un taux de réussite de 86% ; éventuellement la thérapie génique ; et finalement, le dépistage des porteurs. Quand on peut prévenir, on n’a pas à guérir ! Pourquoi faudrait-il se priver de la technologie médicale ? Pourquoi se priver des tests de dépistage?
LE DÉPISTAGE GÉNÉTIQUE
Le biologiste moléculaire Robert Tanguay, Ph.D., du Centre de recherche de l’Université Laval, a mis au point un test qui est maintenant fiable à 95% pour la mutation propre à la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. À la suite d’une publication en 1995, une équipe de chercheurs en génétique, en collaboration avec le Centre hospitalier de la Sagamie (Chicoutimi), Coramh, le Centre Hospitalier universitaire de Québec (CHUL) et l’Hôpital Sainte-Justine (HSJ), a fait une étude de dépistage « en cascade » auprès des familles ayant ou ayant eu un enfant atteint de tyrosinémie. Cette approche consiste, sommairement, à rechercher les porteurs du gène dans la famille nucléaire, puis dans la parenté, à partir d’un enfant atteint. Elle a l’avantage d’être économique. Elle suscite un désir de connaître de la part des personnes concernées. Le test est proposé à des personnes touchées par un problème et qui connaissent les complications de la maladie. On ne procède pas à l’aveuglette et ce modèle peut être utilisé pour d’autres maladies. Il y a tout de même une condition importante à cette approche, avons-nous dit, mais faut-il obligatoirement une piste « vivante », à savoir un enfant atteint, pour faire du dépistage ? Je crois que non. Je crois que le test de dépistage devrait être offert gratuitement aux personnes en âge de procréer lorsqu’elles en font la demande.
Le GAETQ et ses membres ont appuyé ce projet d’une durée de deux ans (1996 et 1997) en nommant à ce projet madame Line Girard, parent et membre du GAETQ, en diffusant l’information concernant le projet de recherche auprès des familles et en collaborant financièrement à la réalisation du projet. La participation du GAETQ, par ses membres et par ses actions, a été telle que les personnes engagées dans le projet ont dû limiter leur intervention. La demande pour le test de porteur a été plus grande que l’offre. Les gens se réunissaient en famille, en groupes de 7 à 20 personnes et l’infirmière responsable donnait ses directives, faisait remplir le questionnaire et recueillait l’échantillon sanguin. Il n’y a pas eu, de la part des familles ou d’individu, de réticence marquée ou, encore, une fin de non recevoir. Certains ont refusé le test pour eux-mêmes, mais pas pour leurs enfants.
Quand le résultat individuel a été connu, une dynamique intéressante s’est crée : elle a commencé par le grand-parent porteur à l’origine de la maladie de son petit-fils ou de sa petite-fille, ensuite par la fratrie qui se divisait en deux camps, porteurs et non-porteurs, et, finalement par les neveux et nièces qui désiraient savoir pour mieux planifier. Le grand-parent porteur réagit, extériorise, souvent pour la première fois, son sentiment. Il se sent coupable et il se dit responsable. Que peut-il faire maintenant? Rien, il n’y a plus rien à faire. Les frères et sœurs porteurs expliquent que l’attente du résultat à été angoissante et que la réponse positive les a atterrés. Ils sont atterrés parce que malgré tout, ils ont eu la chance de donner naissance à un ou des enfants non-atteints. Cependant, ils demeurent inquiets pour leurs enfants; sont-ils(elles) porteurs, porteuses? Maintenant, ils partagent davantage nos préoccupations ! Quant à nos frères et sœurs non-porteurs, ils parlent de l’angoisse des résultats et de la joie qu’ils ont ressentie à l’annonce de la bonne nouvelle. Ils sont heureux pour eux et leurs enfants. Ils sont prêts à tout pour nous aider à minimiser l’impact de la maladie. Finalement, les neveux et nièces ont pris la chose avec philosophie. À présent ils savent et ils en prennent bonne note pour plus tard.
Dans ce projet de recherche rigoureux, dont on connaîtra bientôt les résultats, il y a une constante. Le test proposé a été accepté par la majorité sans contrainte. Plusieurs sont surpris de l’engouement qu’il soulève, dont les responsables du projet eux-mêmes. Un test de dépistage peut être lourd de conséquence. Il y a le sentiment de culpabilité, la peur de procréer, l’utilisation de l’information par un tiers, la stigmatisation d’une population. Il devient difficile d’admettre que des personnes veuillent savoir !
Le dépistage ! Ce terme a une consonance péjorative, il faut trouver la piste. Si on le renommait, si on l’appelait certification génétique ? Cela supposerait, à mon avis, une prise en charge une responsabilisation. Plusieurs on aussi en mémoire le dépistage de la maladie de Tay-Sachs. L’histoire étant garante de l’avenir, on sait maintenant qu’une bonne information et la connaissance de la maladie et de ses complications font une différence importante dans la décision de subir ou non un tel test. En ce domaine, la bioéthique a jeté des balises essentielles au bon déroulement de ces démarches. Tout doit se faire dans le respect des personnes et de leurs droits. N’oublions pas non plus le suivi et le conseil génétique qui sont des atouts incontournables.
Certes, la tyrosinémie n’est plus ce qu’elle était. Un enfant atteint peut aujourd’hui mener une vie quasi normale. On fait rapidement le diagnostic à la naissance, pour les enfants qui vivent au Québec, et on débute la diète et le traitement au NTBC. L’enfant entre ainsi dans sa « vie médicalisée ». D’autres solutions s’offriront par la suite. Rappelons-nous, la greffe hépatique et peut-être la thérapie génique. Oui, la tyrosinémie est une maladie bien documentée, mais son traitement est encore palliatif. La greffe est possible, mais elle modifie la maladie. L’enfant reçoit une « pathologie de greffé », et tous les risques que cela comporte, notamment celui du rejet. Force nous est d’admettre que le meilleur traitement est encore d’empêcher le développement de la maladie.
LA TYROSINÉMIE UN MAUVAIS SOUVENIR
Comme groupe, nous ne sommes pas favorables à l’avortement. Pourtant, quand le prélèvement du liquide amniotique donne un résultat positif, il appartient aux parents, après consultation médicale, de prendre la décision. Le GAETQ supportera les parents dans leur décision, quelle qu’elle soit. Si la grossesse est menée à terme, il y a tout de même des solutions thérapeutiques très acceptables. Quand le tout se fait en connaissance de cause, le choc est moins violent. Le grand drame de la naissance d’un enfant avec un gène déficient, c’est, pour les parents, la disparition des rêves les plus fous pour leur nouveau-né. Il faut supporter la procréation avec la technologie médicale. On permet ainsi des choix éclairés et même raisonnés !
Nous sommes pour le dépistage ou la « certification génétique » avec les exigences que cela comporte. Nous sommes aussi pour le libre choix. Nous maudissons plutôt l’ignorance, le laisser-faire et l’hésitation inutile qui ne font qu’aggraver une situation déjà compliquée. Le nombre d’enfants naissant avec la tyrosinémie était d’environ 6 par année au Saguenay-Lac-Saint-Jean dans les années 1970. Avec l’arrivée du diagnostic prénatale par amniocentèse, au début de 1980, le nombre de naissance a baissé à trois et les avortements thérapeutiques ont été d’environ 3 par année.
En 1997, avec le projet de dépistage en cascade des porteurs, nous n’avons eu aucune naissance d’enfant atteint. Est-ce une coïncidence? Nous ne croyons pas. Mais l’information faite par Coramh, par le GAETQ et par le programme de recherche y est certainement pour quelque chose. L’objectif avoué du GAETQ est-il en train de se réaliser? La tyrosinémie va-t-elle disparaître? Je vous dirai non. Depuis le début de l’année 1998, nous déplorons la naissance de deux bébés atteints. Dans les deux cas les parents n’avaient jamais entendu parler de la maladie. Donc, 1997 aura été une exception !
CONCLUSION
Le docteur Jean Larochelle connaît cette maladie depuis 1965. Les parents s’occupent de la tyrosinémie depuis 1981. Il n’y avait pas d’uniformité dans le traitement. La diète faisait défaut et le docteur Larochelle était pratiquement seul, au SLSJ, pour tout faire. Nous avons acquis une expérience de 17 ans, publié un livre de recettes et des dépliants d’information, organisé et participé à des colloques sur la tyrosinémie. Nous sommes un groupe organisé et nous demandons que le tests de porteur soient disponibles à tous ceux qui en font la demande. Nous demandons aussi que de l’information sur la génétique, l’hérédité et les maladies héréditaires soit offerte dans le cadre de programme scolaire des niveaux secondaire, collégial et universitaire et aussi de divers autres cours, tels ceux de préparation au mariage, etc. Le fait d’en parler ne fait pas de nous des « tarés », mais des gens responsables. Le gouvernement du Québec priorise la prévention pour diminuer les frais de santé ; en ce sens, le génie génétique peut y contribuer largement. Il ne faut tout ramener à une question monétaire, mais plutôt à une question humanitaire. Avec un dépistage bien fait, on évitera la déception, l’angoisse, la culpabilité, les séparations, les déchirements. On doit prévenir pour mieux vivre. On doit mettre en place tous les moyens pour que les tests de dépistage soient connus et que l’information maladies héréditaires circule. Comme individu, comme groupe et comme société on doit mettre le génie génétique au service de l’humanité.
Gérard Tremblay, Président du Groupe aide aux enfants tyrosinémiques du Québec (GAETQ) Professeur, Département d’inhalothérapie et d’anesthésie, Cégep de Chicoutimi. Communication faite au colloque de l’ACFAS à Québec en mai 1998